Chapitre 4
Quelque chose est en train de se produire chez le patient.
Au cours de la semaine écoulée, Néomi avait vu apparaître un changement dans ce regard rouge. L’expression étrange d’une certaine conscience. Chaque jour, Conrad avait le regard moins vide.
Et elle était bien placée pour le savoir : depuis le retour du vampire dans cette chambre, elle n’avait pratiquement fait que l’observer, ne se retirant que très rarement dans sa propre chambre, son studio secret, en bas. En ce moment, alors que Conrad dormait dans son lit, elle flottait au-dessus de lui et le surveillait sans relâche.
Lorsqu’il était revenu, le premier matin, il était dans une rage folle. Il s’était cogné la tête contre les murs, comme pour tenter d’émousser ce qui lui torturait l’esprit, et le plâtre avait plu sur lui, recouvrant ses joues ensanglantées d’une couche blanche. Après l’avoir récupéré, ses frères l’avaient attaché au lit et drogué. Il avait déliré dans cette langue étrangère, de sa voix grave, cassée.
Et elle avait été incapable d’entrer en contact avec lui.
Cet épisode l’avait plongée dans la confusion, elle aussi : elle l’avait vu courir vers la route et, l’instant d’après, elle avait entendu son horrible rugissement, à l’étage.
Néomi n’était donc plus le seul être prisonnier d’Élancourt. Apparemment, les sorcières avaient vraiment jeté un sort de fermeture sur la propriété.
Tant que Conrad porterait ces chaînes, il ne pourrait pas la quitter. Les chaînes l’empêchaient aussi de se téléporter – ou de glisser, comme ils disaient.
Néomi n’aurait su dire exactement à quel moment elle avait senti un changement en lui. Chaque fois que ses frères étaient venus lui parler, Conrad avait marmonné des propos incohérents, et pourtant, elle avait eu peu à peu le sentiment que ses paroles avaient un sens. De façon intermittente, tout au moins.
Parfois, il donnait l’impression de devoir filtrer des millions de pensées pour parvenir à en énoncer une seule, d’où sa difficulté à s’exprimer normalement. À certains moments, même, son accent changeait.
Soudain, il se mit à se tordre, bougeant la tête dans tous les sens. À n’en pas douter, il était en proie à un horrible cauchemar. Cela lui arrivait régulièrement. Il montrait les crocs, se recroquevillait, tirait sur les chaînes qui lui entamaient les chairs. Néomi fronça les sourcils. Elle n’aimait pas voir ça.
Face à sa détresse, elle avait du mal à rester impassible. Pourtant, tout chez lui aurait dû la rebuter. Il avait détruit une partie de sa maison. C’était un tueur professionnel. Il était régulièrement pris de crises d’agressivité et de violence. Et il était sale. Son visage était toujours souillé de boue, de sang et de plâtre séchés ; ses cheveux étaient emmêlés. Il était couvert de brûlures, et ses vêtements étaient carbonisés à certains endroits. Quand Sebastian avait tenté de lui nettoyer le visage, Conrad lui avait donné un rapide coup de dents, manquant lui arracher plusieurs doigts.
Néomi aurait dû détester Conrad. Alors, pourquoi se sentait-elle attirée par cet imposant mâle torturé par de terrifiants cauchemars ?
Avait-il connu, comme elle, l’horreur d’être assassiné ? Revivait-il ces instants dans chacun de ses cauchemars ?
Conrad était-il simplement une âme perdue qu’il fallait plaindre ? Ou un homme qui méritait d’être secouru ? Les hommes qui avaient besoin d’être aidés n’avaient jamais intéressé Néomi. Il y avait suffisamment de femmes prêtes à se dévouer, de toute façon.
Dans un sursaut, il s’éveilla. Son regard était perçant, mais inexpressif. Tout à coup, il découvrit ses crocs et les planta dans son propre bras, avant de se mettre à aspirer, longuement, profondément, comme s’il cherchait du réconfort.
Le cœur de Néomi se serra.
— Merde… murmura-t-elle.
Lorsqu’il émit contre son bras un grognement sourd, rageur, elle s’allongea à côté de lui sur le lit.
— Chut, vampire, souffla-t-elle en lui caressant les cheveux par télékinésie. Calme-toi.
Il cessa de s’agiter et, peu à peu, lâcha prise, se rallongea et se rendormit, comme si elle était parvenue à l’apaiser.
Chaque nuit, jusqu’au lever du jour, tandis que ses frères tentaient d’entrer en contact avec lui, Néomi flottait contre le plafond et écoutait. Le simple rythme de leurs conversations lui faisait du bien, mais elle avait aussi beaucoup appris sur ces gens.
Ils étaient originaires d’Estonie, pays balte partageant une frontière avec la Russie, ce qui expliquait leur accent. Des hommes venus des contrées nordiques. Ils avaient été transformés en vampires trois cents ans plus tôt. Avant cela, officiers issus de la noblesse, ils avaient combattu lors de la grande guerre du Nord contre la Russie et avaient fini par prendre le contrôle de l’armée d’Estonie, qui peinait à gagner du terrain. Chaque frère était devenu un seigneur de guerre, menant la défense d’une partie du pays, sous le haut commandement de Nikolaï, l’ainé de la fratrie.
Au début, elle était restée dans la chambre de Conrad poussée par l’espoir qu’il la verrait. Désormais, elle restait simplement parce que le vampire fou l’intriguait.
Son histoire était comme un puzzle incomplet et, à chaque nouvelle pièce, l’ensemble éveillait un peu plus son intérêt. Il était de haute lignée, mais avait fini par se servir de son expérience dans l’armée et de sa force de vampire pour devenir tueur à gages. Et il avait prévu de tuer ses propres frères pour se venger d’une chose qui n’avait pas encore été évoquée.
Depuis des siècles, il vivait seul, sans amis.
Son passé était si différent de celui de Néomi ! Elle avait mené une vie rythmée par la danse, les rires et les fêtes. Ils étaient à l’opposé l’un de l’autre.
Chaque révélation appelait une nouvelle question. Conrad était de toute évidence un homme puissant : qu’est-ce qui avait bien pu lui briser l’esprit de la sorte ? Et comment pouvait-il rester allongé ainsi jour après jour ? Les vampires n’étaient-ils donc soumis à aucune fonction physiologique ?
Chaque soir, ses frères lui apportaient une Thermos sortie du nouveau réfrigérateur, et Néomi était presque sûre de son contenu. Mais où se le procuraient-ils ? Et dans la mesure où Conrad refusait de l’avaler, combien de temps supporterait-il encore une telle privation ?
Autre curiosité : elle l’avait regardé dormir pendant plus d’heures qu’elle n’en pouvait compter, et il n’avait jamais eu d’érection, comme la plupart des hommes dans leur sommeil.
Lorsque le crépuscule arriva et que les trois autres frères revinrent, les yeux de Conrad s’ouvrirent instantanément.
Néomi se dirigea vers la porte et la traversa, s’arrêtant de manière à être moitié sur le palier, moitié dans la chambre. Elle entendait à peine les trois frères, en bas, mais à la façon dont Conrad réagissait, elle comprit que lui les entendait parfaitement, malgré la porte fermée.
— Le voir dans cet état m’aide à comprendre pourquoi aucun Déchu n’a jamais guéri de sa soif de sang, disait Sebastian.
— Mais personne n’avait les outils dont nous disposons aujourd’hui, répondit Nikolaï. Nous avons décidé de passer un mois à tenter de le désintoxiquer. S’il ne montre aucun signe d’amélioration au terme de cette période, alors nous ferons ce que nous avons à faire.
Conrad les écoute. Avec attention. Elle se demanda ce qu’il pensait.
— C’était avant que nous le retrouvions, ça, Nikolaï. Peut-être faut-il juste… mettre un terme à sa détresse ?
Souffre-t-il ?
Conrad serra les dents, son visage revêtant tous les signes de la fureur. Mais ses traits se détendirent un peu, ensuite. Comme s’il envisageait lui aussi cette possibilité. Lorsqu’il referma les yeux, Néomi sentit un nœud au creux de son estomac.
Le vampire vit un martyre. Et il est suffisamment sain d’esprit pour en être conscient.
Ma détresse ? Mais qu’est-ce qu’ils en savent, putain ? Il secoue violemment la tête, comme pour se débarrasser de cette pensée.
Il les entend discuter – en bas. Entend Murdoch expliquer ce qu’il a appris sur les Déchus, ces vampires qui tuent leurs victimes en buvant leur sang.
— Les bruits plus sonores que leurs propres cris provoquent en eux une fureur sans nom. Les mouvements brusques aussi. Ils y réagissent comme s’il s’agissait d’une menace, si bénigne soit-elle. Être pris par surprise les plonge également dans une colère folle. Tout sentiment de vulnérabilité physique déclenche une réaction violente.
— Et si tu nous expliquais ce qui ne les met pas dans cet état, plutôt ? suggère Sebastian.
Si peu de chose, pense-t-il, juste comme Murdoch répond :
— La réponse serait des plus succinctes.
Il ne les écoute plus, laisse ses pensées divaguer de nouveau du côté de la mystérieuse présence.
Il réfléchit. Il peut s’agir de trois choses : de l’écho d’une mémoire brisée, d’une hallucination ou d’un fantôme. Il possède une expérience de près de trois siècles dans les deux premiers domaines, et aucune dans le troisième. Dans les deux premiers cas, il s’agirait des fruits de son imagination tourmentée.
Mais un fantôme… Il ne peut pas mettre cela sur le compte de son imagination.
Je ne fais plus la différence entre illusion et réalité. Depuis une semaine, la créature hante sa chambre. Il a recommencé à la voir, mais pas comme le premier soir. Ce n’est plus qu’un léger contour scintillant, maintenant. Mais il sent sa présence. En ce moment, par exemple, l’air se charge d’un parfum de roses.
Chaque fois qu’elle s’approche de lui, il a des éclairs de lucidité. Il ne comprend pas le lien, il sait juste qu’il cherche de plus en plus à démêler ses pensées. À y voir plus clair.
Bizarre… Comment le fruit de son imagination pourrait-il lui éclaircir l’esprit ? Mais, alors même qu’il met en doute l’existence de la créature, il se rend compte que quelque chose rend ses pensées suffisamment cohérentes pour qu’il puisse, justement, mettre en doute son existence.
Peut-être le calmant que l’on persiste à lui injecter dans les veines y est-il pour quelque chose.
Il ne se souvient plus vraiment du matin où il a essayé de s’échapper. Mais il pense qu’elle essayait de le déshabiller, et peut-être de l’embrasser, avant de le jeter à travers la pièce.
Pourtant, elle ne l’a plus jamais attaqué depuis.
En général, elle se tient à côté de la fenêtre. Mais il l’a aussi sentie plusieurs fois au pied de son lit.
Dérangeant.
Pendant des années, il a eu le sentiment d’être observé à son insu, et aujourd’hui, c’est peut-être bien ce qui se passe.
Non. Il voit des silhouettes floues tous les jours. Pourquoi penser que celle-ci est différente ? Parce qu’elle a une odeur ? Parce que, pour la première fois, il aimerait que ses hallucinations n’en soient pas ?
Il sait qu’il y a un monde entre souffrir d’hallucinations et interagir avec elles. Dans le premier cas, on peut continuer à vivre. Dans le second, on est perdu.
Au cours du siècle qui vient de s’écouler, il s’est accroché de toutes ses forces à ce qui lui restait de santé mentale. Reconnaître l’existence de cette créature reviendrait à sombrer dans la folie.
Il sait cela, et pourtant, il pense à elle constamment. Si elle existe, alors c’est un fantôme. Si sa mémoire est bonne, les fantômes voient le jour à l’occasion d’une mort violente ou d’un meurtre. Comment est-elle morte ? Et quand ? Est-elle douée de sensations ? Il n’a vu que ses yeux et ses longs cheveux. À quoi ressemble-t-elle, en entier ?
Et pourquoi mes pensées sont-elles aussi claires en sa présence ?
Il lui semble que ses frères approchent. Il n’en a pas envie. Chaque jour, la créature apparaît plus clairement au coucher du soleil, dans la pénombre de la chambre. Mais quand ses frères arrivent, elle s’efface. Il réalise que l’ampoule nue, au-dessus de son lit, est trop puissante – la lumière artificielle la rend invisible. Dans l’obscurité, elle serait visible.
Ce n’était pas dans la lumière des éclairs qu’il l’avait vue, la première nuit. C’était dans le noir le plus total, entre les éclairs.
Le crépuscule arrive. Ce qui signifie que si ses frères ne montent pas, il découvrira dans quelques minutes à quoi elle ressemble. Il a faim de cette vision. Dans son dos, ses poings s’ouvrent et se referment, impatients.